
Lors d'un séjour sur l'Île de Ré, un homme, qui s'apprête à devenir père pour la seconde fois, se met à bâtir un atelier, rebaptisé« corderie », dans lequel il va tendre toutes sortes de fils, de cordes et de câbles. Dans ce nouvel espace, s'animera toute une communauté composée de ceux qui l'entourent mais aussi de ses aïeux, d'artistes d'hier et d'aujourd'hui, de silhouettes ou encore de personnages de fiction.
Si la première voix de ce texte est celle d'un « père-fils » du XXIe siècle, une deuxième, celle de la « corderie »– plus intemporelle et lyrique –, rassemble des dizaines de récits possibles. Sur le fil des jours, au rythme des congés, la voix des vivants, tel un chœur antique, s'entremêle à celle des morts.
Après Ricordi en 2014, le deuxième mouvement du cycle « Fils et ficelles » questionne, sous la forme d'un récit, la filiation, l'héritage et la transmission à partir du souvenir et de l'oubli, de l'ordinaire et de sa transfiguration.
« Il y a tant de corps en jours, tant de corps à porter et à accompagner vers la lumière ou la tombe, des corps étrangers, inconnus, aimés, indésirables, pluriels, dans mon propre corps, devant mes yeux ou dans ma tête. Il y en a tant que j'ai ressenti le besoin de leur donner le visage qu'ils ont eu le temps d'un court été. Au fils des jours et des nuits passés au bout de l'île de Ré auprès d'une femme portant la vie et mon premier enfant, cette question, liée aussi à l'héritage et à la transmission, est devenue une obsession. A surgi ce que je nomme « corderie », sorte de mémoire collective fictive et atelier de récits possibles : ceux où se fabriquent fils et ficelles, câbles et cordes vocales familiales, où, comme dans les choeurs antiques, s'entremêlent en une seule voix celles des vivants et des morts.
Je me suis mis à convoquer en moi, contre moi, près de moi ou à des centaines de kilomètres, celle avec qui je vivais, celui que j'avais présenté au monde et celle qui n'était pas encore née mais aussi et surtout celle qui ne se souvenait plus qu'elle était déjà partie, dont le câble pendouillait dangereusement, qui se souvenait de nous qui n'étions plus comme elle nous imaginait, qui étions devenus des personnages qui continuaient de vivre en elle, des fictions, des êtres de fiction qui s'effaceraient petit à petit. » (Christophe Grossi)
Lecture d'EMMANUELLE PAGANO (extrait) :
Avoir des enfants n'empêche pas de se sentir seul, seul au milieu de la lignée, de la corderie. Christophe Grossi décrit bien ces moments de solitude : ceux que l'on cherche avidement, lorsqu'on est parent, à retrouver, ceux qui s'imposent même au milieu des autres. Ces moments de solitude qui nous manquent ou qui nous surprennent, alors qu'on est tout sauf seul.
À l'inverse, au moment où l'on se retrouve, parfois et pour un temps, effectivement seul, en déplacement, au travail, ils sont tous là : nos enfants, nos parents, grand-parents, tous les membres de la famille, de la corderie, occupant soudain nos pensées, et nous accompagnant dans cette solitude.
Pendant que les enfants s'étirent pour habiter leur corps, qui s'étire à son tour pour contenir leur énergie, les parents tentent d'habiter les lieux où vivre avec eux. Mais jamais rien ne va dans les maisons, une petite sœur naît et il faut déménager encore, on ne sait plus où on habite. On est à l'étroit, on est encombrés.
Pour s'y retrouver, pour se retrouver aussi, au milieu des nœuds et des paquets, on tire un autre fil, celui de l'écriture. Le livre de Christophe Grossi est jalonné de lectures, de citations qui aident à s'orienter. Il contient des phrases qui fabriquent d'autres cordes, celles que lui-même sait tresser : écrire.
C'est d'une autre famille qu'il s'agit, d'autres liens sont en train d'être tissés : ceux du livre qui s'écrit, nous reliant, nous, lecteurs.