
Outre l'exceptionnelle acuité de ses analyses des œuvres des artistes qui ont marqué la scène artistique londonienne depuis la seconde guerre mondiale, David Sylvester est l'un des premiers en Europe, à avoir saisi l'importance et la portée du renouvellement artistique opéré outre-Atlantique par les représentants de l'expressionnisme abstrait et leurs descendants. Ce regard tourné vers l'Amérique ne l'a pas empêché de porter, tout au long de sa vie, une attention très vive aux artistes du vieux continent, attention nourrie d'une part d'une profonde connaissance des pionniers du modernisme et, d'autre part, d'un lien privilégiéà Paris où il n'a cessé de revenir depuis la fin des années 1940. En dépit de cette proximité et de son attachement à la France, son œuvre prolifique et très largement commentée dans les milieux académiques anglosaxons n'est que peu, et très partiellement, connue du lectorat francophone. Cet ouvrage vise à combler cette lacune en proposant un corpus de textes critiques et d'entretiens d'artistes qui offre un aperçu rétrospectif de la façon dont Sylvester a regardé, pensé et écrit sur l'art du XXe siècle.
En 2002 se tint, à la Tate Modern de Londres, l'exposition Looking at Modern Art – In Memory of David Sylvester. Mise au point par Sylvester lui-même jusqu'au dernier jour de sa vie, en juin de l'année précédente, et devenue hommage, elle plaçait l'art du XXe siècle tout juste achevé dans une perspective qui n'était pas tant celle de l'historien de l'art, à visée objective, ou du grand amateur, à tonalité affective, que du critique dans sa trajectoire intellectuelle. En trois salles renfermant les œuvres de dix-neuf artistes « exemplaires »étaient ainsi reconstituées une compréhension, une vision, une relation forgées au fil d'une carrière de près de cinquante ans.
Comme l'indique son sous-titre : Parcours dans l'art du XXe siècle, ce recueil de textes reprend le principe d'une déambulation aux côtés de Sylvester. Précédés de reproductions des œuvres de l'exposition, ces essais, articles ou entretiens réunis par le traducteur Olivier Weil les mettent en lumière tour à tour, elles ou leurs créateurs. Cézanne, Mondrian, Soutine, Bonnard, Bacon, Giacometti, Picasso, de Kooning, Pollock, Twombly, Jasper Johns, Magritte, Matisse, Barnett Newman, Warhol, Claes Oldenburg, Richard Serra, Donald Judd et Jeff Koons : tels sont les noms scrutés par l'œil légendaire du critique, les figures interrogées avec sa non moins célèbre capacité d'écoute. Des détails apparaissent, des logiques se dégagent, des rapports hardis s'établissent.
L'aspect commémoratif n'est pas non plus absent de ce recueil. Commissaire de l'exposition, Nicholas Serota relate sa genèse ainsi que ses relations avec Sylvester et les derniers jours de sa vie ; Jean Frémon et Fabrice Hergott signent des témoignages de leurs rencontres ; et le mot de la fin revient àSarah Whitfield, sa collaboratrice sur le catalogue raisonné de Magritte et compagne pendant plus de vingt ans. Ainsi se dégage le profil d'un personnage hors normes, mémorable, clivant, dans lequel Yve-Alain Bois, en introduction, croit voir incarné l'idéal du critique selon Baudelaire : « partial, passionné, politique ».