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Channel: Éditions L'Atelier Contemporain
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Pour personne

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Écrit par Cédric Demangeot dans un sentiment de déroute successif à la composition de ses deux premiers recueils de poèmes, ce livre, ne serait-ce que par sa forme, occupe dans son œuvre une place à part, qui est toutefois moins celle d'un écart que d'une matrice. L'auteur, encore jeune, quoique déjà rompu, dans tous les sens du terme, au métier poétique, résout ici expressément de se distancier du poème pour explorer une voie contraire – celle du récit, ou plutôt de l'anti-récit. Anti-poésie, anti-récit : choix d'une passe étroite, d'un goulot d'étranglement dans lequel se distingue déjà l'exigence acharnée qui marque toute l'écriture du poète.

L'ouvrage se divise en deux parties de ton et de forme bien distincts, qui se prolongent toutefois l'une l'autre, évoquant un ruban de Möbius.
Dans la première, un narrateur à la première personne, se désignant comme le « scribe de service », s'efforce d'entamer un récit en se privant avec méthode de tout moyen conventionnel, à commencer par le protagoniste. Ce travail de sape, procédant, avec une dérision impitoyable, par soubresauts « de piège en piège », aboutit néanmoins à l'invention d'un certain jean personne.
Débute alors la seconde partie, présentée comme un extrait du journal intime de jean personne. Celui-ci, avatar douteux de l'auteur, inapte, marginal, en proie à un vertige douloureux mais souvent cocasse qui affecte son rapport au monde extérieur aussi bien qu'à lui-même, chemine à son tour d'accidents en perplexités, de rencontres en découvertes, de réflexions en révélations.
La phrase finale renvoie alors explicitement le lecteur au commencement du livre – non sans lui faire prendre la mesure du pas gagné.

Car, partant d'un vœu de pauvreté qui semblait le condamner à un jeu formel volontairement stérile, à une écriture irrémédiablement rentrée, le livre, sans rien en rabattre de son exigence initiale, s'est agrandi par l'intérieur aux proportions d'un cheminement, d'une vie, d'un dehors, d'un ailleurs et d'une altérité. On admirera ainsi l'étonnante cohésion d'un ouvrage qui prend à tout moment le risque de se disperser : monologue, portrait, journal, lettre, pensée, humeur, maxime, anecdote, pastiche, mais aussi poème : la prose ferme de Demangeot maintient ensemble cette profusion sans rien lui retirer de sa vertu galvanisante ni de son humour de coq-à-l'âne, à la fois tragique et jubilatoire.

Ainsi s'accomplit un itinéraire poétique et s'ouvre une nouvelle perspective, porteuse, comme on sait, pour l'œuvre de son auteur.

*

PRÉSENTATION PAR L'AUTEUR

Je passe cinq ans à tisser et tailler, vers à vers, fourmi, mes deux premiers livres de poèmes. Je ne me refuse aucun outil pour ce travail obscur. Je veux m'improviser sans qualités pour disposer de toutes. Et tout ce dont je dispose – l'attirail poétique divers de ces cent cinquante dernières années – est bon à prendre pourvu qu'il serve à ma tâche têtue : écrire, récrire le poème de la nuit que je traverse et qui me rompt ; le poème de ma pensée – informe et douloureuse –, de mon corps – scindé et douloureux – et recommencer. Mais tout mon outillage me fait par trop poète et bientôt m'empêche. Toujours les mots des autres : le dit oraculaire, les trappes syntaxiques, chevilles classiques et fissures modernes, poésie pure, degré zéro, voyant voyou et xétéra. Aujourd'hui la sauce ne prend plus. Je n'en peux plus de ce travail et de ces confitures. Le poème ne croit plus en lui-même – il exècre son ingrédient. Or en poésie si l'acte d'écriture, d'ouverture par l'écriture, cesse d'être sa propre fin, il ne s'exécute plus. So ciao poetry. Une étrangère indifférente, presque du jour au lendemain. Comment ces jérémiades… ? Alors j'erre. Je ne sais plus écrire. Il me faut tout reprendre de zéro, ou plutôt continuer d'oublier ce que je sais – toutes ces saloperies qu'on m'a fait savoir de force et qui me plombent. Pour donner matière, corps à ce travail de sape, je tente dans le noir, à tâtons, une prose monologuée de cent pages. Dont je ne sais que faire une fois sortie et qui me laisse à nouveau bras ballants – bon à rien.

(Extrait de "Le veau vomit le poète", in L'Atelier contemporain n°1)


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